SE DIRE OU NE PAS SE DIRE FÉMINISTE ?

Quelles réflexions pouvons-nous tirer de l’effervescence médiatique provoquée par la déclaration de la ministre de la Condition féminine Madame Lise Thériault quant à sa position plus égalitaire que féministe ?

Ce qui frappe d’abord, c’est la persistance du sujet qui s’est discuté pendant plus d’une semaine sans perdre de son intensité.

La persistance en elle-même est anachronique avec l’époque. Le temps est à l’instant présent. Le temps est à l’absence de mémoire médiatique dans la course folle du « Ici, maintenant ».

Ce qui caractérise cette persistance c’est que le sujet a occupé une diversité de plateformes médiatiques (web, télé, radio, journaux, médias sociaux) par une pluralité de personnes. Le sujet est ainsi sorti des cercles féministes habituels pour occuper son espace légitime de fait de société.

Pour autant, l’enfilade de déclarations des politiciens et autres personnalités publiques se disant pour, contre, hésitants ou anti-féministes fait davantage office de bagarre médiatique que de débat public.

Pour débattre il faut s’écouter, ne pas se crier des noms. Un débat est un argumentaire, pas seulement une succession d’opinions, de préjugés et de « Moi, je ».

Mais revenons à notre question de départ : Se dire ou ne pas se dire féministe ?

On pourrait se demander « Mais qu’est-ce qui cloche dans le féminisme pour qu’il rebute autant? Pour que certaines personnes gardent leur distance alors que leur discours et leurs actions font avancer la place des femmes dans la société ? ».

Pour y réfléchir, examinons trois paradoxes du féminisme actuel.

Le premier paradoxe est celui de l’ouverture hermétique. 

Malgré une forte présence médiatique des jeunes militantes féministes, le féminisme des années 2010 demeure méconnu et incompris. Une des raisons de cette méconnaissance réside peut-être dans le vocabulaire féministe.

Les concepts comme l’hétérosexisme, le capacitisme, la transphobie, l’intersectionalité, le cisgenre ne sont pas intuitifs et exigent des explications 101 pour pouvoir être capable d’en apprécier le sens et la portée.

Et rappelons-le : sans le sens, il est difficile d’être compris et de susciter une adhésion.

Par le choix de son vocabulaire, ce féminisme «d’ouverture à la différence» s’enferme malencontreusement lui-même dans l’hermétisme.

Le deuxième paradoxe est celui de l’appel injonctif au ralliement. 

On a lu et entendu plusieurs journalistes, commentateurs, personnalités publiques ainsi que des citoyennes et citoyens réclamer « qu’il n’est pas difficile de se dire féministe ».

Ce n’est pas difficile si on est déjà convaincu.

Ce n’est pas difficile si on milite déjà.

Par contre, c’est peut-être plus difficile si les messages et les actions féministes ne nous parlent pas. Ou pas suffisamment. Bref, si on ne fait pas partie du camp des convaincu.e.s.

L’appel au ralliement sonnait d’ailleurs comme une injonction à choisir son camp.

Le paradoxe est qu’un ralliement est volontaire ; l’injonction est un commandement non négociable.

Choisir son camp donc :

On est féministe, et on est du bon bord,

Ou on ne l’est pas – et on est du mauvais bord.

Cette injonction à choisir son camp balaie tout un pan de façons d’être, de penser, d’agir qui peuvent contribuer à l’égalité des femmes et des hommes sans pour autant se réclamer formellement – et fortement – du féminisme.

Pour faire le parallèle avec le mouvement environnemental, on peut manger bio, acheter local sans pour autant se définir comme écologiste.

Le troisième paradoxe est celui du groupe éclaté.

Le groupe qui forme un tout, donc le tout « Femmes ».

Mais il s’agit ici d’un groupe éclaté – et c’est en parfaite cohérence avec l’ouverture à la diversité et à la différence que propose le féminisme actuel : c’est un « Toutes ensemble, chacune à sa manière ».

Chacune est donc invitée à vivre, militer, à contribuer selon ses valeurs propres, à choisir ses combats, ses actions.

Ce qui se veut un acte de respect à l’égard de l’expression personnalisée du féminisme, risque, du même coup, de nuire à une identité forte du féminisme : on est placé devant un féminisme à la carte, un peu comme les programmes électoraux qui ajustent leurs promesses en fonction des intérêts des électeurs et non plus selon leur vision du monde, leurs idéaux fédérateurs.

En misant sur un féminisme personnalisé, n’encourageons-nous pas un individualisme jugé par ailleurs nuisible pour un mouvement collectif ?

Et le féminisme à la carte peut-il être encore porteur d’une vision du monde claire et rassembleuse ?

En conclusion

Se dire ou ne pas se dire féministe ?

Malgré la lassitude de certaines et de certains, un des défis du féminisme semble – encore – résider dans « passer de la bagarre médiatique au dialogue social ».

Et pour réellement incarner l’ouverture d’esprit, l’ouverture à l’autre, l’ouverture à la diversité et à la différence qui fonde le féminisme actuel, il faudra vraisemblablement continuer d’aller vers les non convaincu.e.s.

Parce que entre convaincu.e.s, on ne change pas le monde.

*Ce texte est tiré de la chronique Le Billet sociologique au Magazine féministe bimensuel Les Simones diffusé sur les ondes de CKIA au 88,3 FM, à Québec ou sur le web.

Ce billet a été publié initialement le 14 mars 2016. 

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